Face � la mont�e en puissance du
t�l�chargement par Internet d'oeuvres artistiques, faut-il suivre ceux
qui estiment que l'acte de t�l�charger est un vol comparable � celui du
vol d'un CD chez Virgin, d�velopper les DRM (Digital Rights Management)
et mettre parall�lement en place une l�gislation dure ainsi que les
moyens de la faire appliquer ? Ou faut-il consid�rer qu'Internet permet
la d�multiplication � l'infini d'oeuvres consid�r�es comme des biens
publics et qu'aucune loi ne devrait s'opposer � en avoir une libre
jouissance, quitte � offrir en contrepartie un syst�me de compensation?
Il s'agit d'un d�bat tr�s complexe : juristes, �conomistes et
pouvoirs publics de divers pays ne sont pas encore parvenus � un
consensus. Repla�ons donc le d�bat dans une optique historique. Tous
les progr�s technologiques majeurs se sont accompagn�s de la remise en
cause des pouvoirs traditionnels: l'Internet -et les possibilit�s qu'il
offre- en constitue un nouvel exemple. De m�me, l'invention de
l'imprimerie de Johannes Gutenberg a d�truit le monopole de l'Eglise et
ses moines copistes sur les textes et leur diffusion. Cela permit la
diffusion de la Bible et l'essor du protestantisme, mettant fin �
l'h�g�monie de l'Eglise en Europe. Et pourtant, � l'�poque, la
reproduction d'oeuvres sur une large �chelle restait tr�s co�teuse, le
transport des oeuvres imprim�es prenait encore des semaines et se
faisait au profit d'une �lite ultra-restreinte. Par comparaison,
l'�mergence du Peer-to-Peer, permettant de diffuser toute oeuvre
num�ris�e gratuitement, quasi-instantan�ment et quelle que soit la
distance, � un milliard d'�tres humains connect�s, ne peut pas ne pas
conduire � un bouleversement majeur du mode de gestion de la culture.
Une fois pos�e cette perspective historique, on voit bien l'inanit�
de raisonner en termes l�gaux sur la base de la situation pr�-Internet.
A cet �gard, l'arri�re-gardisme n'est pas nouveau : on sait qu'apr�s
l'invention de Gutenberg, la R�publique de Venise tenta par d�cret
d'attribuer le monopole de l'impression des livres � l'imprimeur
allemand Johannes von Speyer. Autre ironie, Gutenberg mourut ruin� � la
suite d'un proc�s fait par les fabricants de presse � raisin pour le
vol de l'id�e de vis sans fin.
Faut-il prendre des mesures coercitives du m�me acabit, sachant qu'�
l'heure actuelle, rien ne permet de conclure quant � l'impact sur les
ventes du t�l�chargement gratuit ? D'apr�s une �tude portant sur 2.755
musiciens am�ricains, seuls 8 pc r�pondaient que le t�l�chargement
avait nui � leurs ventes; 57 pc pensaient que cela n'avait pas eu
d'impact et 35 pc pensaient que cela avait �t� b�n�fique. La totalit�
d'entre eux s'accordaient sur l'absence d'impact n�gatif sur les
passages en radio et la participation aux concerts, g�n�rateurs de
revenus importants, et entre la moiti� et les deux tiers
reconnaissaient un impact positif. De plus, les biens vendus dans le
commerce et ceux qu'on t�l�charge ne seront jamais parfaitement
substituables : on s'imagine encore mal offrir 15 morceaux de MP 3 de
Tino Rossi � sa belle-m�re pour No�l. Enfin, il n'est pas s�r que les
brevets et copyrights soient la seule solution sans laquelle la
cr�ation se tarirait : comme pour la plupart des recherches
fondamentales, il suffit que l'artiste souhaite simplement maximiser
son impact pour des raisons non commerciales : la gloire ou le succ�s
aupr�s des adolescentes. Et, comme pour la recherche, la notori�t� peut
et doit g�n�rer des revenus annexes: dans ce cas, il est moins utile de
prot�ger les cr�ations vis-�-vis des internautes que de renforcer les
droits de diffusion dans les m�dias traditionnels (radio, TV,
discoth�ques).
Le noeud du probl�me est donc bien de produire de la compl�mentarit�
et de construire un nouveau mod�le de diffusion culturelle o� le
service de base est gratuit et le profit se fait sur les produits
d�riv�s, comme ailleurs sur Internet. Que certains artistes consacr�s,
proches des politiques, ne veuillent pas en entendre parler ne doit pas
surprendre : personne ne voudrait abandonner une telle rente.
Dernier point, le plus controvers� mais peut-�tre le plus entendu
dans la blogosph�re: supposons qu'il existe une infime externalit�
culturelle, ou en termes plus romantiques que le monde serait meilleur
si chacun pouvait avoir acc�s gratuitement � Mozart, Offenbach et Fritz
Lang, alors les arguments d'efficacit� plaident en faveur de la
lib�ralisation massive de la diffusion des oeuvres artistiques. Les
gouvernements pourraient innover au nom de l'exception culturelle en
offrant � tout nouveau-n� un disque dur de 160 Go des oeuvres
artistiques majeures.
A contrario, mettre en place les moyens de prot�ger les droits de
propri�t� intellectuelle �� l'ancienne� est irr�aliste par rapport aux
libert�s individuelles : le stock de musique gratuite est d�sormais tel
que les �changes se font en dehors d'Internet, dans les cours de
r�cr�ation et avec des disques durs amovibles. La police devra-t-elle
alors fouiller les cartables?
Cet article est sous copyright Telos-eu Agence intellectuelle
� La Libre Belgique 2006